Elections présidentielles. Pourquoi il n’y aura pas de vide juridique au-delà du 2 avril ? ( Par Par Alioune GUEYE )


En analysant la récente Décision du Conseil constitutionnel sénégalais n° 1/C/24 à 9/C/24 du 15
février 2024, relative à la loi portant dérogation de l’article 31 de la Constitution, nombreux sont
les juristes qui ont conclu hâtivement à un vide juridique dans l’hypothèse où l’élection
présidentielle ne se tiendrait pas avant la date du 2 avril.

À titre d’exemple, c’est le cas du juriste Ameth Ndiaye qui considère à tort qu’« au-delà du 2
avril, Macky Sall ne peut prendre aucune décision. On est dans un tsunami », (Voir, L’OBS du
19 février 2024).

C’est aussi le cas de Me Abdoulaye Tine qui considère sans sourciller, que l’« on court le risque
d’un vide du pouvoir, un cas non prévu par la Constitution. Le vide du pouvoir procède de la non
installation du président élu le 2 avril, alors que la vacance du pouvoir découle de la démission,
de l’empêchement ou du décès du président de la République. », (Voir, Point Actu du 19 février
2024).
C’est enfin le cas de beaucoup d’autres juristes et enseignants-chercheurs qui font le tour des
radios et télévisions pour reprendre ce refrain en chœur.

L’erreur de ces juristes proviendrait de leur absence de maîtrise de la théorie du droit. Or, un
excellent juriste, c’est avant tout un excellent théoricien du droit. C’est justement pour cette
raison que la doctrine indiquait de façon éloquente, qu’« il n’est personne qui puisse se donner
pour praticien versé dans une science tout en méprisant la théorie. », (Voir, Dario Battistella,
Théorie des relations internationales, Paris, Les Presses Sciences Po, 3 ème éd., Coll.
« Références/Mondes », 2009, p. 5).

En effet, si la plupart des juristes « ont été formés à l’école d’un certain positivisme juridique
(…), force est de constater que celui-ci les laisse bien démunis lorsqu’il s’agit pour eux de
donner, d’exhiber et donc de soumettre à la critique de la doctrine, une base théorique de leur
pratique un tant soit peu consistante. », (Voir, Jean-Jacques Louis, « Le juge administratif a-t-il
une méthode d’interprétation ? », in Les méthodes en droit administratif, Paris, Dalloz, Coll.
« A.F.D.A. », 2018, p. 37).

Juridiquement, si l’on analyse lucidement et objectivement la situation actuelle en dehors de toute
considération politique ou partisane : on s’aperçoit qu’il n’y aurait pas de vide juridique au-delà
du 2 avril, et les décisions qui seraient prises par le Président de la République en exercice seront
juridiquement valides, jusqu’à l’élection et l’installation de son successeur dans les meilleurs
délais.
Pourquoi ?

Parce qu’en pareille hypothèse où l’on se rend compte que la Constitution ne règle pas elle-même
ce cas de figure : le juge constitutionnel sénégalais, dans la mise en œuvre de son pouvoir
d’interprétation ne va pas recourir ici à la méthode du positivisme juridique kelsénien ; il va
plutôt utiliser la méthode afférente au réalisme juridique.

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En effet, chez les réalistes, il n’y a pas de vide juridique, parce qu’en toute circonstance : le juge
serait en mesure de dégager des principes applicables à tel ou tel cas d’espèce.

Ainsi, à travers le réalisme juridique de Ronald Dworkin, le droit positif « n’est pas réductible
aux seules règles formelles édictées par le législateur, mais se loge aussi – et surtout – dans les
principes moraux opposables à l’État. », (Voir, « Table ronde : R. Dworkin et la philosophie de
la justice », RDP, n°4, 2014, p. 863 ; Voir aussi, R. Dworkin, Prendre les droits au sérieux, Paris,
PUF, Coll. « Léviathan », 1995, pp. 109-137).

Donc, chez les réalistes, la règle de droit est le fait de l’œuvre créatrice du juge sous le prisme de
son pouvoir d’interprétation.

En effet, le droit n’est pas seulement constitué de règles, il y a aussi les principes qui donnent au
système juridique toute sa cohérence. Par conséquent, les principes sur lesquels le juge
constitutionnel sénégalais pourrait s’appuyer sont : les principes de sécurité juridique, de
continuité et de stabilité des institutions, qu’il mettra en parallèle avec l’article 36 alinéa 2 de la
Constitution qui dispose que : « Le Président de la République en exercice reste en fonction
jusqu’à l’installation de son successeur. ».

C’est justement pour cette raison que la doctrine accorde au juge une « aptitude extraordinaire à
combler, sans pour autant gouverner, les lacunes des règles formelles posées par législateur. »,
(Voir, « Table ronde : R. Dworkin et la philosophie de la justice », préc., p. 863).
Il en découle que « le juge serait un personnage extrêmement puissant qui aurait toujours
l’aptitude à découvrir dans chaque cas litigieux, au-delà d’une stricte application des règles du
législateur, les principes lui permettant de livrer la réponse juste que la société attend. », (Voir,
« Table ronde : R. Dworkin et la philosophie de la justice », Préc., p. 864) ; c’est ce que les
théoriciens du droit appellent : la logique décisionniste.

D’ailleurs, d’un point historique, ces principes auxquels le juge constitutionnel sénégalais devrait
recourir dans cette hypothèse, seraient conformes à l’idée de souveraineté perpétuelle à laquelle
Jean Bodin faisait référence : cette souveraineté qui serait sans limite de temps et qui viendrait
illustrer la règle constitutionnelle de la continuité royale. Par exemple, dans l’Ancien régime la
souveraineté ne disparaissait pas avec la mort du prince, car, il y avait immédiateté de la
succession royale (« Le roi est mort vive le roi », ou encore, le mort saisit le vif). Cette idée de
nécessaire continuité royale coïncide aujourd’hui avec la notion de continuité de l’Etat.
Au vu de l’ensemble de ces éléments, ce serait donc une erreur grossière de parler de décisions
du président de la République qui seraient invalides au-delà du 2 avril, ou de vide juridique, ou
encore, de tsunami ou de vide du pouvoir… Ces idées sont juridiquement intenables, parce
qu’elles méconnaissent le réalisme juridique, mais surtout, les principes de sécurité
juridique, de continuité et de stabilité des institutions, ou encore, l’article 36 alinéa 2 de la
Constitution, voire, le pouvoir d’interprétation du juge constitutionnel dans l’exercice de
son office.

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Par définition, on peut concevoir l’interprétation comme «  un moyen de dégager des règles de
droit applicables par le juge dans un cas concret, on insistera alors surtout sur le rôle du juge
(…) dans la production du sens normatif » d’un texte juridique. (Voir, J. Jiang, Théorie du droit
public, L’Harmattan, 2010, p. 221).
Pour autant, la majorité de la doctrine considère que le juge doit interpréter, car, le législateur ne
peut prévoir toutes les difficultés d’application des textes qu’il édicte. Dès lors, le juge lui-même
doit permettre l’application d’un texte général à un cas particulier. (Voir, J.-P. Théron, Séminaire
de Droit administratif, UT1, M2 Droit public fondamental).

D’ailleurs, chez Battifol « l’interprétation consiste à déterminer la teneur de la pensée exprimée
par des mots. Une règle couvre par définition une multitude d’applications possibles. Il s’agit
donc de veiller à l’application à un cas particulier d’une règle de portée générale. », (Voir, H.
Battifol, « Questions de l’interprétation juridique », Archives de philosophie du droit, 1972).
Etant rappelé à toutes fins utiles qu’en droit constitutionnel sénégalais, le principe de sécurité
juridique a été consacré dans la Décision du Conseil constitutionnel n° 1/C/2016 du 12 février
2016, à propos du projet de loi de révision de la Constitution relatif à la réduction du mandat du
président de la République : « Considérant que la sécurité juridique et la stabilité des
Institutions, inséparables de l’État de droit dont le respect et la consolidation sont proclamés
dans le préambule de la Constitution du 22 janvier 2001, constituent des objectifs à valeur
constitutionnelle (…) ; », (Voir, Considérant n° 25 de la Décision n° 1-C-2016 du 12 février
2016).

Au demeurant, la récente Décision du Conseil constitutionnel sénégalais n° 1/C/24 à 9/C/24 du
15 février 2024, précitée, n’a rien de révolutionnaire. En ce sens qu’elle ne fait que confirmer le
Considérant n° 31 de la Décision n° 1-C-2016 du 12 février 2016 : « Considérant, en effet, que ni
la sécurité juridique, ni la stabilité des institutions ne seraient garanties si, à l’occasion de
changements de majorité, à la faveur du jeu politique ou au gré des circonstances notamment, la
durée des mandats politiques en cours, régulièrement fixée au moment où ceux-ci ont été
conférés pouvait, quel que soit au demeurant l’objectif recherché, être réduite ou prolongée. ».
En conclusion,

Objectivement, il n’y aura pas de vide juridique au-delà du 2 avril, et les éventuelles décisions du
président de la République seraient juridiquement valides au regard des principes inhérents au
réalisme juridique, en l’espèce, les principes de sécurité juridique, de continuité et de stabilité des
institutions, en lien avec l’article 36 alinéa 2 de la Constitution, et du pouvoir d’interprétation du
juge constitutionnel sénégalais dans l’exercice de son office. Par conséquent, juridiquement, le
tsumani n’aura pas lieu, ni le vide juridique, et encore moins le vide du pouvoir…

Souhaitons donc que les élections présidentielles se tiennent dans les meilleurs délais et la paix et
la stabilité du pays reviennent et demeurent pour toujours.

Par Alioune GUEYE,
Juriste en droit public,
Contact : aliounegueye2000@gmail.com
Mercredi 21 Février 2024
Dakaractu